V1885 - Topic Officiel

Mars 1885

Manifest Destiny, 1872, de John Gast

La paix s'installe durablement en Europe, après l'éclatement de la guerre franco-prussienne de 1871 qui amena à la création d'un Empire Allemand et à une paix humiliante pour la France, accompagnée de bouleversements politiques majeurs. L'Autriche-Hongrie et la Russie poursuivent leur jeu d'échec balkanique, abattant tour à tour leurs cartes sur la péninsule. L'Empire Ottoman, surnommé l'homme malade de l'Europe, est instable. Suite à une révolte en 1882 dans le Khédivat d'Egypte, la Sublime Porte demanda à l'Angleterre d'intervenir pour calmer la révolte sur ce territoire central autant pour Istanbul que Londres. L'armée britannique ne quitta pas l'Egypte, et occupe désormais de facto l'un des joyaux osmaniens.

José Marti, poète et politicien cubain

En Amérique, l'Empire espagnol décline, et des révoltes ont lieu régulièrement à Cuba, dernier bastion espagnol du continent. Les Etats-Unis d'Amérique entrent dans un âge d'abondance et de prospérité, quelques décennies après une guerre civile sanglante qui reste dans les esprits. L'Empereur du Brésil quant à lui, lutte contre l'aristocratie brésilienne esclavagiste pour tenter de faire abolir pacifiquement l'esclavage au Brésil, dernier pays esclavagiste des euro-amériques avec la colonie de Cuba.

L'impératrice douairière Cixi de l'Empire Qing

L'Empire Qing, humilié par la Guerre de l'Opium, est face à une révolution de sa cosmogonie, tandis qu'à l'est le Japon s'occidentalise. Le reste de l'Asie est moins chanceux, et sombre petit à petit sous une tutelle coloniale, comme le Vietnam, conquis par les armées françaises il y a seulement quelques mois.

L'Afrique enfin, objet de convoitise lors de la Conférence de Berlin, s'ouvre dans les esprits européens comme un nouveau marché de ressources et d'hommes. Des rivalités commencent déjà à s'esquisser entre capitales européennes, qui n'ont que peu de regards pour les indigènes. Les Boers, colons hollandais d'Afrique australe, sont dans une relation tendue avec Londres. Et l'Etat Libre d'Orange est petit à petit cerné par l'avancé de la puissance britannique sur le continent africain.

Caricature de la conférence de Berlin de 1884

Bienvenue en mars 1885.

Royaume de Suède-Norvège

Le premier acteur de notre histoire se nomme Hans-Hugold von Schwerin et il a 32 ans.
    Ce jeune homme prometteur avait été nommé il y a deux ans docteur en Philosophie et désigné délégué de plusieurs sociétés savantes suédoises lors des congrès mondiaux, les premières étapes d'un parcours universitaire qui s'annonçait florissant. Cependant, un intérêt pour l'Anthropologie peut faire bifurquer toute destinée tracée vers des tropiques dangereuses. L'année dernière, Hans Hugold a été chargé de faire un rapport sur les débouchés possibles pour son pays dans le bassin du Congo. Reçu par le roi Léopold II, il a ensuite promis au directeur du Mouvement géographique à Bruxelles de lui envoyer des rapports sur ses travaux. Ses explorations l'ont mené à remonter la rivière Kasaï, avant de passer par Makanza et d'étudier les réalisations de Camille Coquilhat sur les Stanley Falls.
Le 7 Janvier 1885, il est revenu à Stockholm, auréolé d'une gloire nouvelle et inhabituelle : si les aventuriers suédois sont coutumiers des premiers titres dans les revues scientifiques pour l'exploration de l'Arctique, il est bien rare que nos explorateurs jouissent d'une notoriété mondiale pour leur exploration du Continent Noir. Le retour de Hans Hugold Von Schwerin, qui coïncide avec la fin de la conférence de Berlin a fait frémir les sociétés scientifiques de Stockholm et d'Oslo et naître un véritable engouement pour l'Afrique. Pendant deux semaines, revues spécialisés comme quotidiens populaires n'ont cessé de publier sur la gloire et les aventures du philosophe-géographe.
C'est drôle : Hans-Hugold avait toujours rêvé des honneurs, mais au moment d'en jouir et de venir prononcer un discours devant la société des sciences géographiques de Stockholm, un malaise le prend. Il ne supporte plus cette société pédante et petite bourgeoise. Tous ces gens ne savent d'ailleurs pas de quoi ils s'enorgueillissent : en comparaison des Brazza et Livingstone, Von Schwerin n'est personne. Ses petites aventures sont plaisante à raconter, et comprennent quelques rebondissements, mais elles n'ont qu'à peine repoussé les limites de la science existante. Hans a l'impression d'être une fraude, et l'Afrique lui manque déjà.

Vous devriez connaître le deuxième acteur de cette histoire, son nom est Oscar II et il a 54 ans.
    En 1885, il règne depuis 13 ans maintenant sur la Suède et la Norvège et il a vécu une année 1884 difficile : l'an dernier, la gauche est arrivée au pouvoir au parlement norvégien, l'obligeant à nommer Johan Sverdrup premier ministre. Pour la première fois, le Roi a dû se soumettre, malgré lui, au système parlementaire norvégien. Cela fait 70 ans maintenant que bon gré mal gré, les deux couronnes sont rassemblées sous l'autorité de la dynastie des Bernadotte, et il apparaît de plus en plus clair que les forces centrifuges ne vont être appelées qu'à monter en puissance dans les années à venir. L'ensemble tient. L'ensemble tiendra sans doutes encore dix ans, vingt ans, trente peut-être. Les scandinaves sont un peuple paisible. Mais une force d'inertie insoutenable semble appelée, tôt ou tard, à signer la fin de cette belle idée suédoise-norvégienne.

Passionné de romans historiques, Oscar repense à l'époque de Charles XII. L'Alexandre du Nord. Le pays semble appelé à sortir tranquillement de l'histoire mondiale désormais. Si seulement un projet commun pouvait réunir ces deux peuples ! Une idée, un projet, quel que chose. Depuis deux ans, Oscar II n'a pas eu beaucoup de sources de joie. La dernière était ce congrès de Berlin. Il avait eu le nez long de nommer le jeune Thäl Shikøk pour le représenter. Il s'en était admirablement sorti, et était parvenu à arracher la liberté de négociation sur de nombreux terrains africains. Le jeune homme est prometteur et ambitieux. Il faudrait qu'il lui trouve un emploi à son service à son retour d'Allemagne. Les talents fiables sont rares, il faut sauter dessus quand on en a la chance. Mais pour faire quoi ? Les relations avec le parlement norvégien ennuient Oscar, l'industrialisation du pays le fatiguent, la diplomatie avec les autres puissances aussi. En réalité, aujourd'hui, seul l'Afrique l'intéresse. Depuis deux semaines, il lit avidement tous les articles à propos du retour à Stockholm de Hans-Hugold von Schwerin. Quel homme ! Dans une autre vie, Oscar aurait aimé être explorateur. Il faudrait qu'il demande à son secrétaire de lui organiser une rencontre avec ce jeune aventurier.

Soudain, l'idée le frappa comme un maillet.

Comité Central Révolutionnaire Secret Bulgare (CCRSB) :

L'année s'annonce chargée pour le CCRSB. Cette organisation protégée par le gouvernement bulgare, et activement pourchassée avec les faibles moyens dont elle dispose par la Sublime Porte, vise à poursuivre le Grand Réveil de la nation bulgare.

Zahari Stoyanov, chef du CCRSB

Stoyanov, en qualité de chef du CCRSB n'est pas particulièrement apprécié par le Prince von Battenberg, dirigeant de la Bulgarie. Les deux sont cependant obligés de coopérer pour assurer la sécurité de la Bulgarie, mais aussi leur sécurité individuelle personnelle. Le CCRSB lance son grand plan d'unification de la nation bulgare en Roumélie Orientale. Les plans ne sont pas communiqués directement à von Battenberg, mais à plusieurs agents au sein du gouvernement de Sofia qui sont mis au courant. L'état-major de l'armée bulgare, fortement pan-bulgare, est bien évidemment de la partie.

Le plan du CCRSB vise à soutenir un coup en Roumélie Orientale, état vassal Ottoman comme la Bulgarie. Ce coup, mené par les hommes du CCRSB sur place et les partisans locaux, fort nombreux, d'une union avec la Bulgarie, déposera le gouvernement de Roumélie pour proclamer l'Union entre la Bulgarie et la Roumélie, et l'intégration de cette dernière dans le giron de Sofia.

Au stade actuel des préparatifs, il est impossible de faire plus que distribuer massivement des tracts en langue bulgare, et agiter les affects des partisans d'une unification. L'intensification de la campagne devrait se poursuivre sous peu.

Félin des Alpes

Drôle de scène au royaume de Bavière. Louis II, son foldingue monarque, a une nouvelle fois suscité par ses frasques un mélange d'indignation, de d'incompréhension et de colère parmi ses ministres. En effet, le Wittelsbach s'est présenté à un banquet rassemblant le gratin de la société bavaroise en portant un serre-tête affublé d'oreilles de chat. Fabriqué en vison et en soie par un artisan textile renommé d'Augsbourg, l'accessoire n'a pas manqué de faire jaser. En quête d'explications quant à cette nouvelle démonstration excentrique du souverain, la presse à potins allemande a découvert que Louis II s'était également montré particulièrement assidu dans ses leçons d'escrime, faisant appel à des professeurs de talent. Les liens ont été faits, et il s'avère que le roi de Bavière a été particulièrement intéressé par une version allemande et richement illustrée du Chat botté, fameux conte populaire.

Le monarque en question

Si l'histoire prête à sourire au vu de la nature autiste de Louis II, ce dernier s'inscrit néanmoins là dans un mouvement culturel assez important. En effet, en Allemagne, et comme dans beaucoup de lieux est-européens où les contes traduits ont été dans les précurseurs de la renaissance écrite des langues nationales, le romantisme allemand est fortement teinté de folklorisme. Vieux mythes et légendes, références païennes, idéalisation de l'empire médiéval sont autant d'icônes que la population connaît et associe à l'imagerie d'une nation allemande unie. Grand mécène des arts - au grand désespoir des finances de son royaume - Louis II est donc non seulement l'héritier de ce mouvement, mais un agent majeur de son importance culturelle - quand bien même cela passe par des incongruités grominesques.

Royaume de Suède-Norvège

Une réunion inhabituelle

Thäl Shikøk lisait et relisait la liste des trois personnes invitées à cette réunion, et n’y comprenait toujours rien : Oscar II, Hans-Hugold von Schwerin, Thäl Shikøk. Si le roi avait voulu féliciter leurs efforts respectifs sur le continent Africain, il aurait fait une réunion publique. S’il avait voulu discuter des enjeux du congrès de Berlin, il n’aurait gardé que Thäl. Il devait y avoir un projet derrière cette réunion, mais lequel ? On lui a fait signe d’entrer et il s’est retrouvé dans la petite salle. Un roi, un aventurier et un diplomate entrent dans un bar. Ça commençait comme une mauvaise blague.
Le roi a pris la parole :
— Bonjour à vous, je tenais à vous féliciter pour vos efforts respectifs sur ce nouveau continent. A vos niveaux respectifs, vous représentez le meilleur de votre génération.
Les deux jeunes hommes ont accepté humblement les félicitations, attendant anxieusement que le roi précise ses intentions. Ce dernier a laissé pesé un silence quelques secondes, avant de leur demander d’une voix douce :
— Qu’est-ce qui solidifie un mariage ?
La question a décontenancé Thäl :
— Pardon ?
— Quand deux personnes décident d’unir leurs destiné, quelle est la glaise qui fixe leur union pour l’éternité ?
— L’onction divine ?
— Un bébé. La Suède et la Norvège ont besoin d’un bébé.

Pendant que Thäl se demandait où le roi voulait en venir, ce dernier continuait à parler :
— Je vous ai invité aujourd’hui ici, car notre nation a besoin d’établir un projet nouveau, commun, ambitieux par lequel elle pourra naître et habiter les décennies à venir. Or le continent du XXeme siècle est l’Afrique, et vous serez les hommes de ce siècle. Pour tout dire, j’ai besoin de vos avis sur la faisabilité d’une expédition.
— Vous souhaitez coloniser un morceau d’Afrique?
— Oui, je le souhaite. Et je souhaite que l’éminent Hans-Hugold von Schwerin prenne sur place la tête de cette aventure. Monsieur Von Schwerin, vous êtes en partie géographe, quels territoires est-il réaliste que nous investissions.
— Les derniers territoires libres restants se trouvent sur la côte Est de l’Afrique. Si vous voulez monter une expédition, je suis votre homme, mais je dois vous prévenir, votre majesté. Cette opération risque d’être coûteuse et hasardeuse.
— Je sais. Ne vous inquiétez pas pour les coûts, je m’arrangerai.
Thäl Shikkøk restait interloqué. La Suède Norvège...en Afrique ? Il sortait de trois mois de discussions à propos du continent à Berlin, il voyait les puissances qui décidaient de l'avenir là-bas. C'était l'Allemagne, la France, le Royaume Uni. Il n'arrivait pas à se représenter l'idée de voir son petit pays parmi eux.
— Votre majesté, si je puis me permettre…
— Vous pouvez.
— L’expédition est en effet techniquement possible. En revanche, je me pose de sérieuses questions par rapport au montage financier nécessaire et au consensus politique à établir pour faire aboutir une telle opération, puis la développer à long terme. J’imagine que vous voudrez conquérir ce territoire au nom du Royaume de Suède, mais…
— Je conquerrai ce territoire au nom de la Suède-Norvège, et non de la Suède.
— Mais je ne comprends pas, comment comptez vous obtenir le soutien préalable des deux parlements ? Maintenant que la gauche au pouvoir en Norvège, le consensus risque tout simplement d'être trop long à atteindre pour envisager d'arriver à temps pour qu'il y ait encore des terres disponibles. Et...
— Ne vous inquiétez pas pour ça, c’est ma question. Pour l’instant, considérez que l’expédition est financée.
— Mais comment…
— Ma fortune personnelle, comme je l’avais fait pour l’expédition Vega qui avait trouvé le passage du nord-ouest. Mes fonds permettront de faire tenir une expédition d’ampleur pendant trois ans, cinq si se mobilisent aussi les sociétés de sciences, puis je trouverai l’accord. Monsieur Von Schwerin, vous dresserez les cartes de l’expédition et la liste des ressources dont vous pourrez avoir besoin. Monsieur Thäl Shikkøk, vous appuierez monsieur Von Schwerin sur toutes ses préoccupations logistiques. J’assurerai le financement de l’opération.
— Bien votre majesté, alors vous pouvez compter sur moi.
— De même sur moi.

Royaume de Suède-Norvège

Deux hommes pour une expédition

Thäl Shikok

   Hans commençait à emmerder Thäl. Voilà un mois que le jeune homme courait partout et accomplissait les moindres exigences de l’aventurier, et le jeune diplomate commençait à douter sérieusement de la compétence de son interlocuteur. Hans ne lui avait en effet toujours pas donné d’indication précise sur l’endroit qu’il avait choisi et sa liste d’exigences s’allongeait chaque jour.
    Les cales étaient déjà remplies de toutes les pacotilles possibles à offrir aux souverains indigènes contre leur soumission, et Hans continuait à débarquer comme une fleur avec de nouvel objets à ajouter à son éventail.  Et puis, il y avait tout le reste. Le cas des hommes par exemple. Pour l’expédition, Thäl avait rassemblé 279 hommes aguerris. Certains avaient une spécialisation dans la guerre, d’autres dans la construction, d’autres dans l’exploration, mais ils savaient globalement tout faire. Les deux navires affrétés pour l’aventure étaient déjà remplis à ras-bord d’hommes compétents, de victuailles et de mitrailleuses. Alors pourquoi Hans-Hugold insistait-il tant pour qu’on lui trouve, par-dessus-le marché, un architecte, un géographe, un naturaliste, un archéologue, un zoologiste, un paléontologue et un linguiste ? Et pourquoi le Roi obéissait-il à chacune de ses lubies comme s’il s’agissait du docteur Livingstone réincarné ? Thäl, qui était d’une nature efficace et rationnelle, n’en pouvait plus, et se promettait que si un jour il était en position de décider, il ne mettrait jamais un docteur en philosophie à la tête d'une expédition militaire. Issu d’une famille d’artisans, Shikok avait une aversion naturelle pour cette aristocratie rêveuse et dilettante que représentait si bien monsieur Von Schwerin. Cependant, Thäl était un professionnel pragmatique, et il ne laissait rien transparaître de ses jugements dans son attitude alors qu’il se préparait à faire la tournée des sociétés savantes d’Europe du Nord pour récolter des fonds pour le projet.

Hans-Hugold Von Schwerin

   Cela faisait maintenant un mois qu’Hans-Hugold von Schwerin était rentré à Stockholm, et il se rendait compte qu’il détestait la vie familiale. Entre les apparitions publiques et maintenant son nouveau projet, il n’était presque jamais resté à la maison. Hanna était pourtant une très jolie femme et une épouse modèle et il ne pouvait pas rêver avoir des enfants plus obéissants que Gustav et Edmund. Nuit et jours, il restait attablé à son bureau. Hans avait certes une excuse : l’ampleur du projet qu’on lui avait confié était exceptionnel : conquérir de haut vol une colonie qui aboutirait à faire naître une nation scandinave. Le Roi avait dû lui aussi lire tous ces articles qui l’érigeaient comme le plus grand aventurier scandinave du siècle. Le seul homme conscient de l’imposture semblait être Thäl Shiko. Le mépris du jeune diplomate à chacune des demandes logistiques d'Hans était manifeste. Peut-être voyait-il qu’il s’agissait largement d’approximations établies à partir des rapports d’autres aventuriers. Dans la panique, Hans s'engouffrait dans les lectures et le travail.
Une fois sur place, Hans serait appelé à tout diriger. Cette perspective était autant effrayante que grisante. Étrangement, outre les cartes et des rapports d’exploration, les ouvrages de philosophie politiques s’accumulaient sur son bureau. Le rêve du docteur en philosophie était en effet de construire une colonie fondée sur le respect mutuel et l’élévation intellectuelle et morale de l’indigène, loin de l’exploitation avide qu’il avait observé lors de ses voyages au Congo. Conscient de la difficulté d’une telle entreprise, il se plongeait dans l’Utopie de Thomas More, les livres d’Auguste Comte et les ouvrages Saint-Simoniens.

    A l’aube de 1885, seuls deux projets de colonisation lui semblaient viables.
- La première possibilité aurait consisté à s’introduire entre la Tanzanie Allemande et le Mozambique Portugais pour faire émerger une petite colonie scandinave au nord du fleuve Ruvuma jusqu’au lac Malawi. Ce projet aurait eu le mérite de faire émerger une colonie viable et cohérente. La réaction potentielle de l’Empire Allemand en pleine expansion, et la facilité de bloquage dans une région déjà encombrée pouvait néanmoins rendre le projet hasardeux.
- Le second projet aurait visé la Somalie du Sud. Si la corne de l’Afrique était une région désertique, la région du fleuve jubba avait du potentiel et semblait fertile. La rivière n’avait jamais été entièrement explorée, et pouvait servir de base à l’expansion d’une colonie importante. Cependant, là aussi, il craignait la réaction du voisin, anglais cette fois. De même, d’après les dires des explorateurs de la région, les indigènes somaliens étaient plus féroces qu’ailleurs. Ce serait un sacré morceau à mâcher pour une nation comme la Suède-Norvège.

Incapable de trancher, Hans se creusait la tête. Jusqu’à l’embarquement, il continuerait à tergiverser, espérant que ses hésitations ne seraient pas remarquées et n'auraient pas d’impact sur le moral de l’équipage.

Pendant ce temps à Oslo…

Dans son bureau, Johan Sverdrup enrageait.
Une expédition s’apprêtait à partir pour l’Afrique, et la Storting n'avait pas eu son mot à dire là-dessus. C'est à peine si on l'avait informée. Cela montrait bien l’ampleur du respect que le roi avait pour le parlement norvégien. Oscar II avait en plus le toupet d’annoncer que cette opération se faisait au nom de la Suède-Norvège, c’était tout bonnement hallucinant.

Mais ce n’était pas ça qui le choquait le plus : c’était la profonde idiotie de ses compatriotes. Johan n’en était pas revenu quand il avait lu les journaux ces deux derniers jours. Ce n’était pas le cas de tout le monde, bien-sûr, mais il avait vu des titres enthousiastes, des discussions optimistes et une déclaration de la société d’exploration norvégienne visant à soutenir le projet. Bande d'idiots. Les Norvégiens étaient colonisés depuis soixante-dix ans chez eux, et à la première occasion, ils se réjouissaient de la poursuite de l’impérialisme suédois chez les peuples Africains. C’était le nationalisme idiot, le nationalisme de la droite.

Johan ne laisserait pas passer ça. Il fallait réagir prestement et le parlement norvégien devait se prononcer sur cette aventure. Ces derniers jours, Johan avait multiplié les contacts avec les parlementaires pour s’entendre sur une déclaration. Mais les négociations étaient serrés. Même au sein du parti libéral, nombreux étaient les députés qui avaient une attirance légère, voir une franche admiration pour l’entreprise coloniale Scandinave. Alors que l’on s’apprêtait à voter, Johan angoissait. Il avait déjà dû mettre de l’eau dans son vin pour obtenir le soutien de certains députés clefs : la phrase “Le Parlement Norvégien s’oppose à l’expédition en Afrique, qui est une entreprise suédoise.” était par exemple devenue :  “Le Parlement Norvégien ne soutiendra pas l’entreprise coloniale d’Oscar II”. Un revers au vote aurait été un sacré camouflet pour son nouveau gouvernement.

Les gens ont débattu, ont voté, des instants interminables se sont prolongés, puis enfin l'on a comptabilisé les votes. 79 voix en faveur de la déclaration. 77 voix opposées. 13 abstentions. C’était serré, beaucoup trop serré, mais c’était passé. Johan pris une profonde respiration. La Storting avait sauvé son honneur et son indépendance. Il restait maintenant à espérer que cette petite entreprise à l’autre bout du monde échoue, devienne un gouffre humain et financier, ridiculise l'impérialisme suédois et structure l’opinion contre les lubies d’Oscar II. Le destin d’une nation millénaire était d'une certaine manière lié à la réussite ou l’échec de l’aventure de quelques centaines de personnes qui naviguait maintenant quelque part au large de l'Angleterre. Le monde était parfois étrange.

La conspiration de Plovdiv


Plovdiv est le coeur battant de la culture bulgare. Pour le Comité Central Révolutionnaire Secret Bulgare (CCRSB) c'est la ville à prendre pour s'assurer de poursuivre l'unification bulgare et le réveil national.

Gravure de Plovdiv

Spiro Kostov, que l'on surnomme l'Aigle Rouge (Cherven Orel), a réuni ses hommes à Plovdiv en la présence de Stambov, dirigeant du CCRSB. C'est, comme le veut la coutume, dans une cave humide que commence l'aventure. Kostov énonce ses plans. Le CCRSB doit libérer la Roumélie Orientale et la Macédoine, afin de parachever l'unification bulgare. Plovdiv, actuellement capitale de l'état fantoche sous contrôle turc de Roumélie Orientale, est la première cible à abattre. Le terrain est propice :

En effet, depuis l'indépendance de facto bulgare, les compatriotes du reste de l'Empire s'agitent en de multiples comités et organisations plus ou moins légales qui cherchent à affaiblir le contrôle ottoman sur les espaces balkaniques. De nombreux incidents ont éclaté à Plovdiv dans les dernières semaines.
Premièrement, une rixe entre jeunes bulgares et policiers rouméliens turcs qui s'est soldée par une blessure très grave à la jambe de l'un des policiers, accusé d'être un chien de magomédan sur un marché par les jeunes bulgares. Là ou il y a encore quelques années un tel affront aurait été puni par la rage du Sultan mais aussi celle de la foule, il ne s'est rien produit. Les musulmans turcs eux même semblent avoir compris que leurs ramadans étaient comptés, et qu'il était temps de quitter l'Europe pour rentrer en Asie.
Deuxièmement, la faiblesse du contrôle ottoman sur la Roumélie autorise une large liberté d'action pour le CCRSB dans la zone. Les tracts sont distributés, les jeunes hommes motivés et recrutés.

Il est donc temps, d'ici quelques jours ou semaines, profitant d'une étincelle qui se déclenchera certainement d'elle-même bientôt, de préparer un coup d'état visant à réunir la Roumélie à la Bulgarie. A la première occasion, les hommes du CCRSB saisiront le gouvernement local, à l'aide de violence s'il le faut mais ce ne sera certainement pas nécessaire au vu de ceux qui défendent le palais du gouverneur de Plovdiv : quelques vieux policiers armés de bâtons.

L'armée bulgare est bien entendu de la partie, et dès les troubles de Plovdiv lancés, ce sont près de 35 000 soldats bulgares qui traverseront la frontière pour rejoindre la Roumélie Orientale. Le Prince von Battenberg sera de la partie, et proclamera l'unification de Plovdiv et de la Roumélie Orientale à la Principauté de Bulgarie, depuis le palais du gouverneur de Plovdiv. L'entièreté de l'opération ne devrait pas durer plus de 48h, selon les estimations du CCRSB.

Coup d'état à Plovdiv et proclamation de l'unification nationale

Nous sommes le 5 avril.

A Plovdiv, l'heure est venue. Dans un élan désorganisé, les hommes du CCRSB et leurs alliés locaux se lancent à l'assaut du palais du gouverneur de Roumélie Orientale.

Celui-ci est un bâtiment bien plus luxueux que le reste de la ville. Il est gardé par deux policiers ronflant alors que le soleil se lève à peine. Une vingtaine de jeunes hommes, certains en uniforme, déboulent d'une rue, fusils à la main. Les deux policiers sont mis en joue, et se rendent immédiatement. Quelques cris fusent, et les fenêtres qui donnent sur la place de la ville s'ouvrent, faisant apercevoir des visages hébétés. Les révolutionnaires montent dans les escaliers rapidement, trouvent le gouverneur et l'arrêtent. Celui-ci signe l'acte d'union avec la Bulgarie sous menace de mort.

Au même moment, à la frontière nord de la Roumélie, 35 000 soldats bulgares se mettent en marche vers Plovdiv. Les premières unités de cavalerie arriveront l'après-midi même à Plovdiv. L'ambiance est à la fête dans le coeur culturel de la Bulgarie. La ville a été prise par le coup d'état sans qu'une seule goutte de sang ne tombe, ni du côté des putschistes du CCRSB, ni du gouvernement local qui cède la place à l'armée bulgare sans broncher.

La Roumélie et la Bulgarie enfin unies

Le 6 avril, à 14h, le Prince von Battenberg arrive en ville avec plusieurs milliers de soldats. Celui-ci, sur la place publique de Plovdiv, proclame l'union de la Roumélie avec la Bulgarie et l'intégration de cette première à la Principauté de Bulgarie. La foule est en liesse, et tout l'après-midi est fortement arrosé d'alcool, alors que la nouvelle se propage lentement dans les villages et les campagnes de Roumélie.

Le gouvernement de Roumélie est sommé de quitter le territoire, et ceux-ci s'enfuient vers Istanbul avec leurs familles, sans être pour autant inquiétés physiquement par le CCRSB ou l'armée bulgare. On ne peut pas en dire autant de quelques dizaines de turcs de Plovdiv qui sont pris à partie dans la soirée, et qui finissent blessés. Aucun mort n'est à déplorer cependant.

La Bulgarie

Dès le 7 avril cependant, le Prince von Battenberg prépare ses hommes. Nul ne sait comment le Sultan réagira au coup d'état. Les 35 000 hommes doivent se tenir prêts à défendre les nouvelles frontières méridionales de la Bulgarie, et la ville de Plovdiv. Si la Sublime Porte venait à agir avec virulence contre les bulgares, le gouvernement prépare des ordres de mobilisation afin d'armer ceux qui le souhaiteraient en Roumélie et en Bulgarie et mener une guerre insurrectionnelle contre l'armée ottomane.

Royaume de Serbie

De façon très impopulaire, le bon roi Milan mène une politique austrophile qu'absolument personne en Serbie ne comprend. Les conséquences sont assez terribles puisque le Royaume a du en conséquence abandonner ses revendications territoriales sur la Bosnie slavophone en particulier. Le cauchemar se poursuit pour l'incompétent monarque puisque la Roumélie prononce l'union avec la Bulgarie, brisant de fait l'équilibre des puissances dans les Balkans et mettant en danger les revendications territoriales portées par la Serbie vers le sud. C'est tout simplement un fiasco en bonne et due forme.

Heureusement, la Serbie a la meilleur armée de la région, des officiers formés et compétents, un armement relativement moderne, une force militaire bien organisée. Il devrait être tout à fait aisé de botter les fesses de l'adversaire bulgare et de rétablir l'ordre. La diplomates de Beograd vont prendre contact avec Vienne afin de lui proposer la faisabilité d'une intervention militaire serbe en Roumélie orientale pour défaire la récente union et de demander l'appui Autrichien dans une telle entreprise.