Vox populi

| Royaume de Thaïlande |

• Les affaires nocturnes du Premier Ministre Thaïlandais

Demain, le premier ministre Japonais sera là, à Bangkok. Il y a du travail, le Japon est un partenaire économique crucial, et également une des rares nations avec lesquelles la Thaïlande entretient des relations amicales durables, sans ambiguïté.
Ce soir, Sarit Thanarat délègue cependant les préparatifs de la rencontre à son cabinet, car il a de la visite. Il s'agit de deux hommes qu'il connaît bien. Un troisième convive aurait dû être présent dans la logique des choses, mais il est mort.

Dans le bureau de Sarit Thanarat, l'éclairage de la table autour de laquelle siège les trois hommes est sans cesse perturbé par les grands gestes occultant du Premier Ministre, en plein développement sur le contexte de la situation. Il s'agace. Un pays limitrophe le dérange, et sa ligne diplomatique actuelle, officiellement non-alignée, ne lui convient pas. L'homme qui est au pouvoir là-bas joue le jeu d'une neutralité assumée dans une région où ses voisins sont très hostiles les uns aux autres. Aux yeux de Sarit Thanarat, ce non-alignement est la plus dangereuse des politiques.
En effet, pour garantir une telle neutralité, des accords sont parfois nécessaires pour détendre le camp qui paraît le plus menaçant afin de préserver la sécurité nationale. Mais alors, il faut équilibrer la donne en approfondissant le dialogue et les échanges avec l'autre camp. Et ainsi de suite. Ce jeu de balancier croît à mesure que les enjeux deviennent de plus en plus importants. Si un camp finit par prendre un avantage certain et durable, il n'existe aucune garantie face à la possibilité que le pays non-aligné revire en faveur du camp dominateur. Ce pays, devient ainsi, soudainement, une menace pour les autres.

Les forces en présence sont assez claires : d'un côté, la Thaïlande et le Sud-Vietnam, deux pays qui ont perdu la confiance de leur voisin non-aligné. Les États-Unis à eux seuls, par leur influence, oblige donc à maintenir ce jeu de balancier. Cependant, pour Sarit Thanarat, leur engagement à plus grande échelle est incertain, à son grand désarroi.
D'un autre côté, le Nord-Vietnam peut faire pression. Mais surtout, la Chine, elle, elle existe. Et durablement.
En d'autres termes, le Cambodge est perdu si la Thaïlande n'arrive pas à influencer maintenant la politique de son prince, un certain Norodom Sihanouk.

Cependant, Bangkok n'a pratiquement plus de marge de manœuvre. Sarit Thanarat le sait, et ses deux invités aussi. Le premier, Sam Sary, plusieurs fois ministre, a été très actif politiquement au Cambodge jusqu'à l'an dernier, en 1959, alors contraint à l'exil lorsque Norodom Sihanouk l'a accusé lui, Sarit Thanarat, ainsi que Son Ngoc Thanh, d'avoir orchestré un complot pour le déposer du pouvoir. Son Ngoc Thanh est le deuxième invité. Ce nationaliste convaincu, protégé de Bangkok depuis 1954, brièvement Premier Ministre du Cambodge en 1945, a également souhaité œuvrer dans ce rapprochement avec les États-Unis mais s'est attiré les foudres de Sihanouk, qui a refusé son entrée au gouvernement 6 ans auparavant.

Entre Sam Sary et Son Ngoc Thanh, ce n'est pas forcément la grande proximité. Ils ne regrettent pas non plus spécialement la disparition de la troisième force d'opposition de droite au Cambodge, le général Dap Chhuon, tué en 1959. Mais il faudra, aux yeux du Premier Ministre Thaïlandais, s'associer pour convaincre la population de se rallier aux causes droitistes et nationalistes du Cambodge, et surtout, anti-communistes. S'il est vraisemblable que la CIA ait déjà porté assistance aux actions passées de ces hommes, Sarit Thanarat réaffirme son soutien le plus direct à Sam Sary et Son Ngoc Thanh. Sihanouk ne doit pas, à terme, pouvoir installer durablement sa politique qui finira par être nuisible à la Thaïlande. Le prince cambodgien est cependant aussi malin dans la politique étrangère qu'impitoyable avec l'opposition. Sarit Thanarat compte sur la nébuleuse de contacts de ses deux interlocuteurs pour s'immiscer discrètement dans la vie politique au Cambodge, et assure qu'il dressera les moyens financiers et administratifs destinés à faire preuve de pédagogie pour la population - à savoir prévenir sur la dangereuse politique de Sihanouk qui mènera au communisme, et à un péril comparable à ce que connaît la population chinoise aujourd'hui.