[Secret] Entrevue de Bolzane

Entrevue de Bolzane

Au début de l’hiver 1925, alors que la météo se gâte déjà dans les Alpes, une petite délégation serpente dans les vallées du Trentin et du Haut-Adige. Depuis le déclenchement de la guerre civile italienne, cette zone montagneuse est tenue par la minorité germanophone inspirée du volkisme, sans y adhérer franchement. Alors que les fanatiques de Vénétie avaient été balayés, les Germains des montagnes tiennent ces régions normalement italiennes. Mais entre les troubles populaires suite à la Grande Guerre et les débuts des combats entre royalistes et républicains dès 1923, la situation resta inchangée pendant des années et est même stable dans le Trentin et le Haut-Adige par cette mainmise des germanophones (ignorée pour l'instant par les blancs et par les rouges). Ces derniers ne connaissent pas la faim ou le manque de ressources l’hiver ; leurs défenses sont solides et leur armement grandit, alors qu’ils sont encerclés par la RSI et l’Autriche. Les Italiens qui habitent ces vallées ne subissent pas de discrimination, protégés par l’homme fort du Trentin : l’autonomiste Michael Gamper. D’ailleurs quelle est la position de la République socialiste italienne vis-à-vis de cette situation ? Pour le Conseil du prolétariat (son organe exécutif), la priorité reste le camp royaliste et la bourgeoisie franco-britannique : les germanophones du Trentin-Haut-Adige n’ont pas suivi la voie socialiste, certes, mais aucune agression n’est prévue contre eux (aussi on a peur de la réaction de l’Allemagne et de l’Autriche, les deux nations officiellement dirigées par le volkisme).

Une neutralité de fait existe donc entre la RSI et le Trentin-Haut-Adige volkiste depuis 1923, et au début de l’hiver 1925, un impératif commercial et militaire pousse le Conseil du prolétariat à amorcer le dialogue avec les Germains. En effet, avec le déclenchement du conflit civil, les populations républicaines sont placées sous blocus par la Marine bourgeoise ; les frontières française, suisse et yougoslave sont bloquées. Celle avec l’Autriche est surveillée. Bref, cette restriction du commerce commence à avoir des effets dévastateurs sur la bonne marche de la révolution italienne (plus de pétrole, plus de matières premières pour l’armement, en hiver des disettes sévères qui stoppent les projets d’offensive républicaine). La RSI vit en autarcie, les communications avec la Russie et l’Anatolie (les deux frères socialistes) sont quasi impossibles. Il faut donc trouver une échappatoire, quitte à traiter avec une autre expression politique de la bourgeoisie mais au moins avec celle qui n’a jamais mis en danger le rêve révolutionnaire italien.

C’est ainsi qu’en ce mois de novembre, la petite délégation prolétarienne arrive à Bolzane dans le Haut-Adige. Protégée par un contingent de l’Armée rouge et un détachement de la cavalerie anarchiste, une automobile ALFA 24 HP s’arrête à l’entrée du château Roncolo. En descendent plusieurs secrétaires et Errico Malatesta, commissaire du prolétariat chargé des Affaires étrangères. Le père du communisme libertaire, grand voyageur et ayant des contacts partout dans le monde, fait la rencontre de Michael Gamper avec une proposition simple : inviter des représentants allemand et autrichien à l’entrevue, conforter la préservation de la paix au Trentin-Haut-Adige, dégager une voie de communication (routière et ferrée) traversant la Vénétie, le Trentin, le Haut-Adige, le Tyrol autrichien puis l’Allemagne vers la Baltique. Ces premiers accords ouvriraient d'autres discussions intenses sur l'avenir italo-germanique. Ce sont là les priorités de la RSI par cette main tendue aux germanophones alpins, dans l’objectif de discuter par les mots et non par les armes du futur de cette région, en cas de victoire républicaine sur les royalistes.

Entrevue de Bolzane

L’accord trouvé à Bolzane perce le blocus mené par les forces franco-britanniques contre la République socialiste italienne. Depuis le début de l’année 1926, alors que la guerre civile approche ses trente-six mois d’existence, les cargaisons de vivres traversent l’Allemagne, l’Autriche et le Trentin-Haut-Adige pour rejoindre le cœur de la RSI. Errico Malatesta, commissaire du prolétariat chargé des Affaires étrangères, voit là une victoire des républicains sur l’ordre bourgeois ; même si cela passe par la coopération avec le volkisme (nouvelle expression de la contre-révolution) et un armistice avec les germanophones des Alpes italiennes. Le chemin de fer reliant l’Italie au reste de l’Europe centrale fonctionne depuis le début du mois de février et déjà, la République peut compter sur le soutien de la mère patrie soviétique et de l’ouverture de nouveaux canaux diplomatiques. Malatesta, prouvant la bonne foi du Conseil du prolétariat (organe exécutif de la RSI), décide de l’ouverture d’une représentation permanente et secrète à Bolzane où Allemands, Autrichiens, Italiens et volkistes du Trentin-Haut-Adige pourront parler du futur des Alpes. En outre, la surveillance des frontières avec cette région et le reste de l’Autriche est durablement allégée ; Malatesta souhaiterait une ouverture totale entre les trois pays, mais cela demandera de nouvelles négociations au cours des prochains mois.

Entrevue de Bolzane

Cela fait trois ans et demi que la paix est revenue dans la péninsule, au prix d’un armistice âprement arraché aux forces blanches et surtout franco-britanniques. Cela fait trois ans et demi que la République italienne arpente son propre chemin dans la dictature du prolétariat – loin des conflits qui secouent le monde – selon deux caractéristiques politiques. La première est la domination des conseils de travailleurs, dans une espèce de coopératisme ultra-local reniant la centralisation du pouvoir. La deuxième est la stabilité des factions politiques (syndicats, partis, mouvements populaires, comices influents) au sommet de l’État républicain ; chacune tentant de prendre l’ascendant et bloquée perpétuellement par les autres. Alors la reconstruction de l’économie avance cahin-caha depuis quarante mois, selon les initiatives locales et le bon vouloir des potentats partisans. Provoquant oppositions, rixes, massacres et autres problèmes assez régulièrement. Notons toutefois que la menace extérieure franco-britannique, le désir de réunir l’ensemble des Italiens sous un même régime et l’aide perpétuelle de l’Union soviétique garantissent un semblant d’unité dans ce joyeux bazar.

Les années 1930 marquent un basculement pour la RSI aussi bien pour des raisons endogènes qu’exogènes : les accords de Bolzane étant l’une d’entre elles. L’effondrement de l’Allemagne suite à la victoire des forces françaises, britanniques et soviétiques met en déroute le volkisme dans l’ensemble du monde germanophone, y compris dans le Trentin-Haut-Adige où Michael Gamper domine. Le prêtre ne peut plus compter sur la puissance de Berlin et Vienne pour assurer sa mainmise sur les Alpes italiennes, et les leaders de la RSI le savent. Pour le Conseil du prolétariat (organe exécutif de l’État et dont l’utilité repose sur la gestion de la diplomatie et de l’armée), il est temps de rattacher ce territoire dans les faits. Les envoyés de la République arguent du bon traitement accordé par les forces républicaines au Trentin-Haut-Adige, de la coexistence pacifique qui existe depuis des années et du danger que représente l’effondrement de l’Allemagne et de l’Autriche. Promesse est faite de garantir les spécificités linguistiques et culturelles de cette région, tant que le socialisme y est appliqué. Le Conseil du prolétariat compte sur un accord rapide pour préserver ses frontières naturelles, acquises de plein droit après la Grande Guerre.

Pour Benito Mussolini il faut aller plus loin. Les fascistes, se disputant avec les communistes la mainmise sur les forces militaires permanentes depuis la fin de la guerre civile, craignent une utilisation par les troupes bourgeoises des voies de communications du Trentin-Haut-Adige pour passer les Alpes et pénétrer en Vénétie. C’est pourquoi le 25 septembre 1931 le chef du fascisme annonce la mobilisation partielle de ses faisceaux dans le nord-est du pays ; une première depuis la fin de la guerre civile. Décision prise indépendamment du Conseil du prolétariat (dont les forces permanentes sont concentrées aux Alpes françaises et dans le sud), Mussolini la justifie dans la presse comme étant un acte préventif face aux éléments extéieurs. Les réactions sont houleuses, les ténors du PSI et du PCI accélérant leurs discussions pour refonder une seule force politique capable de sortir la RSI de sa torpeur et de rejoindre l’URSS dans sa lutte.