Opération Pöté Ankrüt

L'agent Ayran s'avançait doucement dans la pièce mondaine, tentant de faire profil bas. Le séfarade savait pertinemment qu'il ne ressemblait pas à un Turc. Il avait pourtant l'habitude de ce genre de lieu, lui qui est né à Oran, en Algérie. Pendant toute la première guerre, le jeune homme avait suivi Brémond en Arabie, combattant ces mêmes Turcs aux côtés des Bédouins. Les temps ont changé depuis : le métier lui a pris presque dix ans et toute son innocence, et les circonstances le menaient à soutenir les ennemis d'hier. Du coin de l'oeil, le maghrébin remarqua deux blancs. Des étrangers. Discrètement, il se plaça de manière à écouter leurs conversations : ils ne parlaient pas russe, ni même un langage turcique, sûrement des diplomates officiels d'un quelconque pays étranger. Enfin assuré de sa sécurité, il écarta quelques rideaux pour entrer dans une antichambre.

Pendant un instant, il s'arrêta, perturbé par les miasmes de narguilé qui embaumait la pièce. Séparé de lui par les volutes dansantes du tabac, un homme lit une brochure kémaliste s'offusquant du sort des Turcs de Marioupol. C'est le ministre des transports. Attendant patiemment que le bureaucrate termine sa lecture, Ayran reste debout, là. Çakmak avait relégué les têtes d'affiche kémalistes dans des ministères de seconde zone, et c'était justement grâce à un de ses ministères que les intérêts français allaient pouvoir se développer.

- Je sais pourquoi tu es là, alors parle, Francızca
Le séfarade baisse la tête en signe de respect, gagnant ainsi une poignée de secondes pour organiser ses mots.
- Vous avez la brochure, alors vous savez pour le Croissant. Vous savez aussi que le père de la Turquie a été mis derrière des barreaux par un fils ingrat qui préfère laisser les Russes fouler la terre anatolienne. Vous ne pouvez rien faire contre Çakmak ouvertement, mais vous pouvez aider le croissant. Nous avons des contacts. Nous les armons. Nous les aidons. Nous imprimons ces brochures. Avec votre soutien, en faisant disparaître quelques wagons des dossiers, en détournant un ou deux trains, le Croissant pourrait s'étendre comme une flaque d'huile à travers tout le pays. Une flaque qui serait capable de se remplir en détournant une partie des armes et provisions qui arrivent par le train depuis le Caucase. Et ensuite, elle pourra s'embraser et consumer avec elle tous les traitres et les vendus.

Le sable, comme de l'eau, dansait autour de la lame. Attendant l'heure, Ayran jouait avec son couteau, dessinant divers animaux de basse-cour dans le sol terreux de la cave. Un complice turc était posté devant lui, surveillant la demeure qui trônait de l'autre côté de la rue. Derrière le soupirail en fer forgé, impossible de le distinguer de l'extérieur. Le tictac d'une vieille horloge allemande résonnait le long des murs de pierre de la pièce. La précision horaire était absolument nécessaire à l'achèvement de la mission. Une mission qui ferait claquer le genou survivant du vieux Cakmak.

Le manoir, gardé par des miliciens communistes, est le lieu où le Père de la Turquie, Mustafa "Ataturk" Kemal Pasha, est retenu en résidence surveillée par le régime social-moyenâgeux de Konya. Même derrière ces murs, son influence continue de rayonner, et parmi les populations turques nul n'ignore la stature du surnom Ataturk. Au sein même du gouvernement, certains ministres mineurs sont issus des rangs kémalistes, et ont un grand respect pour leur chef. Les associés du jour de l'agent Ayran étaient justement issus de milices en faveur du père de la Turquie.

- "C'est l'heure. Çok yasa Türkiye"

À l'annonce d'un de ses complices, le séfarade rangea son couteau dans son fourreau et se saisit de son revolver. Il fallait agir maintenant, ou jamais. Déguisés en ouvriers, les deux qui ouvraient le rang sortirent du bâtiment échelle sous le bras, et, dès qu'ils furent assurés par les autres qu'aucun garde ne regardait en leur direction, plaquèrent l'échelle contre le mur, laissant la voie libre aux autres pour escalader le mur de la propriété et s'élancer au plus vite dans la bâtisse.

Sprintant aussi vite qu'il le pouvait dans l'herbe bien entretenue de l'homme avec le meilleur CV politique d'Anatolie, Ayran ne pensait plus. Il ne s'agissait plus de réfléchir. Il fallait juste exécuter le plan. Rentrer, récupérer Ataturk, s'enfuir avec lui dans les ruelles avoisinantes, et s'enfuir dans un train spécialement affrété et retiré bien inopinément des registres avec la complicité du ministère des transports...

Dans une salle de Mersin, principal port de commerce de Cilicie, une assemblée fort hétéroclite s'est réunie. Un crossover qui ne fait pas trop de sens non plus à celui qui est resté cinq ans en arrière. On compte en effet parmi les "invités" Ataturk, le gouverneur français de la Cilicie, l'agent Ayran, ainsi que le chef de la famille Chouchayan. Cette dernière, influente famille arménienne, est également à la tête d'un réseau de trafic d'opium turc qui a littéralement explosé avec le chaos économique et monétaire anatolien. Les Chouchayan, en échange de leur aide à travers l'Anatolie rurale, espèrent bien la clémence du père de la Turquie.

Ce sont eux qui ont affrété, à travers une société écran basée à Chypre - un move d'avenir, assurément - le cargo qui doit appareiller ce soir. Ce sont également eux qui se sont chargés de faire prévenir les cellules du Croissant de ce qui allait arriver, pour qu'elles se massent à Antalya le lendemain matin. La ville bouillonnerait dès six heures tapantes, mettant une plus immense pression encore sur la troupe locale, elle-même non exempte de sympathisants kémalistes. Ataturk débarquerait à 6h30, et s'avancerait sur l'assemblée de la RSF turque pour se faire réélire premier ministre par sa majorité.

Paris comme les kémalistes tablent sur l'engagement en Anatolie de l'armée, ainsi que de généraux et politiciens de premier plan tels qu'Inonu, pour mettre l'unijambiste de Konya devant le fait établi. On craint qu'une prise de Konya, bien qu'envisagée à l'origine, entraîne l'intervention directe de l'Union Soviétique dans le cambouis anatolien, ce qui n'est pas souhaitable.

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Assis dans sa cabine, sur son lit, Kemal regarde dans le vide. Il ne pense à rien. Il se repose juste, écoutant le clapotis des vagues contre la paroi du bateau. La mer était calme aujourd'hui. Sur son épaule, Ayran somnolait, tout aussi paisible. Un instant de paix en contraste total avec ce qui allait se passer dans quelques minutes. Sa main tapotant les cheveux de son garde du corps, les traits du visage du chef d'Etat se muèrent en un sourire affectueux.

Le moment de calme s'évanouit quand le père de la Turquie entendit au loin une clameur. Il savait. Comme un enfant sait qu'il arrive à la fête foraine à l'odeur de gaufre que lui porte le vent. Antalya était en vue. Le plus calmement possible le blond se leva, retenant le corps de son ami du bras avant de l'accompagner jusqu'au matelas. Ataturk, d'un geste attentionné, vint recouvrir le vétéran séfarade de la couverture, puis sortit pour rejoindre le pont.

Antalya était grandiose. La vue de la ville emplit l'homme d'une contemplation presque nostalgique. L'Empire ottoman, les Jeunes-Turcs, toutes ses épopées se rappelaient à sa mémoire comme une histoire apaisante. Et au fur et à mesure que le bateau se rapprochait, il les voyait toujours plus nombreux, toujours plus grands. Des centaines, des milliers de drapeaux encroissantés. Ils brillaient, écarlates, et leur lumière se muait dans les yeux bleus et doux de Kemal en une flamme carmin. Le rêve avait laissé place à une détermination brûlante, un désir ardent et patriote. Oui, c'était un matin magnifique à Antalya.