Les démocraties sont-elles virtuellement totalitaires ?

Les démocraties sont-elles virtuellement totalitaires ? a écrit:A cette massive question toute réponse trop rapide et peu circonstanciée est dénuée d'intérêt. D'autant que la démocratie, et telle est la seconde leçon de Lefort, reste obscure à elle-même tant qu'elle se dérobe à la prise en compte de ses virtualités totalitaires. Cette volonté de rationalisation et d'unification que nous venons d'évoquer à propos du totalitarisme travaille en effet les démocraties. Qu'est-ce, en somme, que la démocratie, sinon un ordre social soutenu par la volonté de ses membres ? Comme les théoriciens du contrat social le font valoir, la loi dans une société démocratique ne témoigne plus d'un ordre transcendant, mais d'un processus immanent au corps social. La coordination des volontés individuelles est le seul fondement de l'ordre démocratique et l'institution du suffrage universel sanctionne logiquement cette prééminence du volontaire sur le statuaire.

Lorsque l'ordre social n'est plus de droit divin, lorsqu'un projet providentiel ne lui donne plus son sens, alors rien ne peut être donné pour intangible. La loi en démocratie n'est plue reconnue, mais créée. Désormais, il devient possible de modeler le social pour le rendre conformes aux projets démocratiquement débattus. Comment déjouer les pièges d'un tel volontarisme lorsqu'on sait par ailleurs que le totalitarisme ne se distingue pas de ce projet de maitrise radicale de l'ordre social ? Force est bien de reconnaître que le devenir totalitaire des démocraties est ouvert dès lors qu'elles ne conjurent pas ce fantasme d'unification délibérée et totale du corps social.

[...]

Lorsque le pouvoir souverain n'est plus celui du monarque, lorsque la souveraineté du peuple se voit reconnue, ce n'est pas seulement à un transfert de souveraineté que l'on assiste, mais à une modification profonde du registre symbolique par rapport auquel la distribution effective des pouvoirs se définit. Car le pouvoir du monarque vient de Dieu, dont il est le tenant-lieu, le lieutenant au sein de la cité terrestre. Si le pouvoir souverain est un pouvoir au-dessus duquel aucun autre pouvoir ne saurait s'exercer, la souveraineté monarchique est donc une souveraineté dérivée, car Dieu seul est originellement souverain. Soumis à des règles transcendantes, le monarque ne saurait donc modeler à son gré la société. Dans une société démocratique en revanche, le pouvoir est réputé venir d'en-bas. Né de la volonté des individus, il peut s'exercer sur le peuple sans respecter des normes transcendantes. Ne renvoyant plus à un dessein divin, l'ordre social n'a plus à être respecté par un pouvoir qui peut logiquement nourrir le projet de le réorganiser de fond en comble .